Anecdote

J’aimerais aujourd’hui vous partager une petite anecdote. Elle n’est pas des plus originales ni des plus intéressantes, mais je pense qu’elle me restera en mémoire très longtemps.


À tous les soirs, juste avant de plonger dans le sommeil, j’ai l’habitude de lire. Il s’agit souvent des livres provenant de la bibliothèque du coin — j’ai décidé l’année dernière que les histoires n’allaient plus faire souffrir mon porte-monnaie. Cette nuit-là, je venais tout juste de commencer le roman Risibles amours par Milan Kundera. C’était le modèle typique du livre ayant vécu une longue époque sur les étagères d’une bibliothèque : pages jaunies, coins cornus, quelques taches. J’ai toujours eu un petit béguin pour les tomes dont l’état est piteux. C’est souvent à travers ceux-ci que je trouve des trésors.

Et effectivement, je suis tombée sur un trésor à l’intérieur de Risibles amours. Mais pas celui auquel je m’attendais. Ce n’était pas une histoire frappante, pas non plus un coup de coeur pour un personnage ou pour une citation marquante.

La perle s’est présentée à moi après seulement quelques minutes de lecture. Sur la 13ème page, un lecteur avait tracé un passage au surligneur jaune :

« Nous traversons le présent les yeux bandés. Tout au plus pouvons-nous pressentir et deviner ce que nous sommes en train de vivre. Plus tard seulement, quand est dénoué le bandeau et que nous examinons le passé, nous nous rendons compte de ce que nous avons vécu et nous en comprenons le sens.

Je partageais pour la première fois mon expérience de lecture avec un(e) parfait(e) inconnu(e).

Si elle ne m’avait pas sautée aux yeux, je ne pense pas que j’aurais noté cette citation. Mais en constatant son importance pour quelqu’un d’autre, je lui ai trouvé une beauté unique. Et un pouvoir unique. Parce qu’à travers cette encre jaune sur les pages déjà jaunies par le temps, je venais d’être transportée vers une ancienne facette de la réalité : celle où, quelque part, l’inconnu(e) était en train de lire pour la première fois ces mots.

J’ai d’abord tenté d’imaginer quelle était l’interprétation de la personne qui avait surligné les passages. Avait-elle pensé à quelqu’un en les lisant ? Avait-elle mis les mots en valeur pour elle-même, ou alors pour qu’un prochain lecteur les remarque ? Avait-elle noté les citations quelque part pour les relire de temps en temps ?

Puis je me suis penchée sur la question de son entourage et éventuellement de son identité. Où la personne lisait-elle ? Depuis le confort de son chez soi ? Au bord de la mer ? En bus ? Était-ce un livre important à ses yeux, ou alors insignifiant ? La personne était-elle encore en vie ? Qui était-elle ?

Et c’est ainsi que je venais de passer 10 minutes à songer à la vie de cette étrangère personne. Tout ce que je savais d’elle, c’était les quelques coups de marqueur qu’elle avait déposés sur la page. Mais c’était suffisant pour me donner l’impression de la connaître. En ouvrant ce livre, j’avais été exposée aux quelques instants de l’existence d’une autre personne, d’une autre histoire. Et même si je n’allais probablement jamais en connaître la fin, j’étais contente d’avoir pu découvrir ce petit détail sur une vie inconnue.

Peut-être suis-je d’ailleurs la seule à le connaître, ce petit détail. Il est possible que l’inconnu(e) n’ait jamais mentionné ou partagé son coup de coeur pour cette citation. Difficile de le savoir.

J’ai donc continué ma lecture en attendant les prochains signes, en cherchant les indices de son identité.

Il n’y avait que trois autres passages colorés dans tout le reste du roman :

« Il y a des moments dans la vie où il faut battre en retraite. Où il faut abandonner les positions les moins importantes pour sauvegarder les positions vitales. »

« Je comprenais soudain que ce n’était qu’une illusion si je m’étais imaginé que nous sellions nous-mêmes la cavale de nos aventures et que nous en dirigions nous-mêmes la course ; que ces aventures ne sont peut-être pas du tout les nôtres, mais nous sont en quelque sorte imposées de l’extérieur ; qu’elles ne nous caractérisent en aucune manière ; que nous ne sommes nullement responsables de leur cours étrange ; qu’elles nous entraînent, étant elles-mêmes dirigées on ne sait d’où par on ne sait quelles forces étrangères. »

« Dès que l’on prend une chose à la lettre, la foi pousse cette chose à l’absurde. »

Rien de plus pour me guider vers la réponse à ma question. Il aurait été intéressant d’en apprendre plus sur ce mystérieux lecteur, mais je n’en suis ni attristée ni déçue.

Ces citations sont une porte vers la vie de quelqu’un d’autre. Même si je n’ai pas pu la franchir, je suis très contente de savoir qu’elle existe quelque part, au coeur d’un roman jauni par le temps et par l’humain.

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