« La course du bonheur » est une petite histoire que je garde en tête depuis deux ans déjà.
J’espère qu’elle vous plaira.
À l’époque où j’appris à nager dans le désert, j’étais un homme. Peut-être le suis-je encore aujourd’hui, mais là n’est pas la question. Si je devais ajouter un adjectif au mot « homme », je dirais que dans mon cas, j’étais un homme coureur : jour après jour, je courais après le bonheur.
D’abord, celui-ci se manifesta en une université. On m’avait dit que cet établissement serait la clef pour mon épanouissement personnel, que grâce à lui je trouverais enfin ma place ici — dans ce monde. J’étudiai donc nuit et jour pour m’élever à son niveau, courant à toute vitesse vers cet éclat d’espoir que j’apercevais au loin. Éventuellement, j’eus le diplôme en main. Cet accomplissement m’offrit sept jours de répit ; sept jours où enfin, mes jambes n’avaient plus à supporter ma course. Je baignais dans le bonheur.
Le huitième jour, cependant, une étrange impression me vint. Je sentis mes membres s’alourdir, et plus les heures passèrent, plus j’eus de la difficulté à rester à la surface. La bouée que constituait mon diplôme ne me permettait plus de flotter : mon bonheur s’était dégonflé.
Une lumière lointaine attira peu après mon attention. J’apercevais sa prometteuse silhouette à l’horizon : une voiture. Mais bien sûr ! L’université était une bon départ, mais désormais, il me fallait une façon de me déplacer librement. À la perspective de cette future indépendance, je souriais déjà.
Ainsi donc je repris ma course. Pendant des semaines, j’avançai en direction de la lumière, attendant impatiemment le jour où elle m’illuminerait enfin. Avec ma détermination, cela ne prit pas trop de temps. Mais comme ce fut le cas avec l’université, sept jours furent-ils finis, mon bonheur recommença à couler tandis que l’horizon, lui, recommença à briller.
Les courses s’enchaînèrent sans répit au fil des années. Ce fut ensuite un travail, puis une femme, puis une maison, puis un poste plus important, puis une famille, puis plus d’argent. Le goût du bonheur m’apparaissait chaque fois quelques instants, mais ses tons fruités redevenaient amers avec le temps. Bien que cela fût un processus épuisant, je n’abandonnai pas : au loin, l’horizon affichait encore son éclat.
Tant qu’il y serait, cela signifierait que le bonheur était quelque part, et qu’il serait un jour à moi.
Mes enfants grandirent. Ma femme continua à partager notre lit. Je me présentai au travail tous les jours, je conservai mon poste de directeur avec grand succès. J’eus les moyens de me payer tout ce que je désirais. Mais même en ayant toutes ces choses, une seule me manquait : le bonheur.
Désormais âgé de 50 ans, l’éclat qui brillait au loin me semblait moqueur. J’avais couru si longtemps, comment osait-il encore se montrer ? Comment de temps me faudrait-il encore avant de réussir à y toucher ?
Je décidai de partir en voyage. Une destination au hasard, inconnue. Si le bonheur ne se trouvait pas dans la direction qu’on m’avait désignée du doigt, peut-être se cachait-il là où je ne m’y attendais pas.
Le jour de mon arrivée, je fis la rencontre d’un autre homme. Jeune, je voyais que ses jambes frêles avaient encore beaucoup de chemin à parcourir. Il me partagea son désir d’explorer le désert et je fus inspiré par la description qu’il en fit : chaud, coloré, si vaste qu’on pouvait voir le défilement de l’univers entier. J’acceptai de partir avec lui.
Ce n’était pas la première fois que je menais ma course avec quelqu’un. À l’époque où ma femme et moi étions au précipice du divorce, nous nous étions lancés main dans la main vers notre plus proche espoir : la naissance de nos enfants. Ce bonheur fut celui qui continua le plus longtemps à briller — pourtant les années passèrent, et je me remis à couler.
D’une certaine manière, ce jeune homme me semblait différent. Peut-être n’étais-je plus habitué à côtoyer la jeunesse. Armés de notre désir d’explorer le désert, nous partîmes le lendemain.
Jusqu’à présent, je n’avais encore jamais eu à courir sur du sable. Dans la pluie, dans le froid, oui. Jamais sur du sable. Sa surface inconsistante me força à ralentir mon rythme : je m’épuisais trop rapidement. Je copiai donc la démarche de mon compagnon qui ne semblait ni déstabilisé ni dérangé par le sol glissant.
À l’horizon, l’éclat se montrait de plus en plus aveuglant. La lumière était si forte que je n’arrivais à voir la silhouette de ce qui m’attendait ; aussi, je marchais sans savoir ce que je trouverais.
Le troisième jour de notre escapade fut mon dernier. Pas en tant que vivant, mais en tant qu’homme coureur.
Quelques heures avant la tombée de la nuit, je vis que l’horizon avait finalement cessé de briller. À une dizaine de mètres là-bas, au milieu du sable, rayonnait mon dernier espoir. Je ne sus contenir mon excitation ; quittant mon compagnon, je m’élançai à pleine vitesse vers la lumière. Même le sable ne réussit pas à ralentir la foulée de mes pas.
L’éclat brillait si fortement que je devais courir les yeux fermés. Sous mes paupières, la rougeur gagnait en intensité.
Puis je m’arrêtai. Sans même le voir, je savais que mon bonheur ne se trouvait plus qu’à deux pas de moi. Doucement, je commençai à ouvrir les yeux, craignant la violence de la lumière.
Mais elle n’était plus là.
Cela devait être une erreur. À mes pieds se trouvait ce que j’avais cru être mon bonheur : une vieille casserole, rouillée par le temps et abîmée par les marées de sable l’engloutissant.
Paniqué, je vérifiai l’horizon pour voir si je ne m’étais pas trompé. Peut-être n’avais-je pas couru la bonne distance, déstabilisé par mes paupières closes. Mais comme ce fut déjà le cas quelques minutes auparavant, le ciel lointain avait cessé de briller. L’éclat avait disparu. Il n’était plus au loin, il n’était plus devant moi.
Un éclair de colère me frappa. Je donnai un coup sur cette stupide casserole, maudissant le bonheur qu’elle m’avait volé. Elle atterrit juste devant mon compagnon essoufflé ; il avait finalement réussi à rattraper la distance qui nous avait séparés.
En cet instant, tout perdit son sens. Je n’avais jamais encore vécu un seul jour sans une promesse au loin, sans un signe pour m’indiquer le chemin. Cette course avait été ma vie — elle ne pouvait pas être finie. M’avait-on menti ?
La tête levée vers le ciel, je m’écriai :
— Je n’en peux plus ! Sans cesse, j’ai couru ; sans cesse, je t’ai cherché. Alors pourquoi, bonheur, pourquoi m’avoir arnaqué de la sorte ? Qu’ai-je donc fait pour le mériter ?
La casserole sous le bras, mon compagnon s’approcha de moi.
— Après toutes ces années, n’as-tu toujours pas compris ?
— Mais quoi donc ?
— La vie n’est qu’un miroir, mon cher ami. Le monde extérieur n’apparaît lumineux que pour ceux qui produisent leur propre éclat. Brille pour les autres, brille comme si cet instant était ton dernier, et ton monde le reflétera.
D’un geste, il me tendit la casserole. L’impact de mon soulier y était visible. Alors que ma main rejoignait le manche, un phénomène incroyable se produisit.
La lumière réapparut.
Plus forte que jamais, elle m’aveugla instantanément. Je tentai d’ouvrir les yeux, mais j’en fus incapable.
Pourtant, malgré mes paupières closes, j’eus l’impression de voir pour la première fois. Je venais de réaliser que j’avais passé cinquante ans de ma vie à chercher désespérément ma bouée, à croire que le bonheur serait celui qu’on m’aurait donné — alors que depuis le départ, il était possible de le créer.
Ce fut ainsi que parmi les mers de sable du désert, j’appris à nager.
Ping : Critiques de la semaine : 15 août 2018 | Sous le ciel
Extraordinaire…, je suis sans mot….
Magnifique, profond, sage et habile.
Ton écriture et son contenu sont extraordinaire. Merci de l’avoir écrit et surtout, merci de nous l’avoir partager!
à quand un livre parce que j’ACHÈTE honnêtement stephen king, haruki murakami et les autres bois are shaking!!