Chaque jour, l’écrivain doit affronter le même mur qu’il a démoli la veille : la page blanche. La vaincre n’est qu’une solution temporaire. Son retour est éternel, comme un soleil que la nuit n’arrive jamais à vaincre pour de bon.
Mon combat avec la page blanche est épuisant — parfois maudit — mais je le considère toujours en ma faveur : pour le surmonter, je n’ai qu’à poser un premier mot. Ce premier mot est mon fidèle compagnon et aujourd’hui, je vous partage l’ampleur de notre relation.
Le premier mot sur une page est responsable de tout ce qui en suit.
Par sa seule présence, il ouvre la porte vers un vaste monde de possibilités. La seule obligation que le premier mot impose à son auteur, c’est de s’y aventurer. Des phrases, des histoires, des sensations — grâce à lui, ces trésors peuvent être révélés. Tout ce qu’il reste à faire, c’est de choisir lesquels lui présenter. Car le premier mot est roi : il est le premier pas vers ici, vers ailleurs, vers là-bas. Et honorer son courage, c’est ce que je lui dois.
Le premier mot agit comme crépuscule de ce monde. Il couvre l’horizon d’une lumière hésitante, encore incertain de sa destinée : verra-t-il la nuit tomber ou plutôt le jour se lever ? La réponse à cette question ne lui est offerte que par l’écrivain, l’auteur de la réalité à suivre. Son coup de plume décidera de l’avenir du premier mot.
Quel est l’avenir de mon premier mot ? C’est ce à quoi je songe lorsque je décide du prochain pas à prendre ; parfois je m’avance vers la nuit, guidée par les quelques étoiles qui scintillent déjà ; parfois c’est la lueur du jour qui gagne et qui baigne ma page dans une lueur éclatante. Dans tous les cas, avant de m’y aventurer, je tourne la tête une dernière fois : je regarde mon premier mot, celui responsable de tous mes pas, posé sur le cadavre de ma page blanche. Sans lui, celle-ci m’aurait vaincue. Avec lui, je n’ai jamais perdu.
L’intensité à laquelle je dépends du premier mot est réciproque : je suis celle qui lui a donné naissance. S’il m’a ouvert la porte, c’est parce que je lui en ai donné l’accès. Ensemble, lui et moi, nous touchons à tous les recoins de l’univers ; seuls, on peut seulement mettre notre monde à l’envers. Autrefois immaculée, ma page blanche est désormais barrée par des centaines de mots, des milliers d’images. Je constate que le premier mot et moi sommes les parents de toutes ces choses. Sans lui, sur cette page, il n’y aurait rien eu. Sans moi, sur cette page, même lui n’aurait pas été là. Grâce à notre union, sur cette page, tout peut être là. Tout est déjà là, à portée du doigt — la distance qui m’en sépare n’est qu’une seule phrase. Peut-être est-ce celle-ci, celle qui me fait rejoindre la plus large galaxie ; peut-être est-ce celle-là, celle qui voit un enfant poser son premier pas. Je n’en sais rien encore.
Mais à travers l’écriture, je peux tout savoir. Je peux éloigner la plus proche réalité et m’avancer vers la plus lointaine. Mon réel regard sur le monde ne se manifeste plus à travers mes yeux, seulement à travers mes doigts. J’écris et tout se crée devant moi : la vie en rose devient plus qu’une expression, le bleu plus qu’une douleur.
Écrire, c’est se rendre compte qu’un créateur de l’univers, c’est un premier mot. Écrire, c’est se rendre compte que nous sommes le créateur de ce premier mot. Écrire, c’est être le premier mot.
Chaque jour, c’est de cette manière que je vaincs la page blanche. Elle reviendra demain, je le sais. Mais je sais aussi que mon premier mot gagnera la course, car dès sa naissance, il se manifestera au sommet de la page — son éternel trône.
« Écrire, c’est se rendre compte qu’un créateur de l’univers, c’est un premier mot. Écrire, c’est se rendre compte que nous sommes le créateur de ce premier mot. Écrire, c’est être le premier mot. » wow, extraordinaire ! j’adore
Puissant! Merci.